Naissance d'une nation  et la France

  • Pour visionner La Naissance d'une Nation

En France, le 17 août 1923, Naissance d’une Nation de David Wark Griffith, est pour la première fois visible par le grand public. Dans le 2eme arrondissement, la salle Marivaux propose deux projections quotidiennes qui font salles combles. Le 19 août au matin, sur ordre du Président du Conseil Raymond Poincaré, la police fait évacuer les spectateurs et le film est interdit.

Présenté en avant-première en mars 1915 à Los Angeles, Naissance d’une Nation a révolutionné le cinéma mondial par son ampleur (plus de trois heures), par son ambition artistique, notamment dans le travail du montage, par la démesure de ses décors et le nombre de ses figurants. Première superproduction américaine et énorme succès commercial à l’époque, le film signe l’émergence d’un nouveau centre dans le cinéma mondial : un faubourg de Los Angeles au nom de programme immobilier, Hollywood.

Le film jouit d’une immense popularité aux Etats-Unis. Pourtant, son discours profondément raciste a entraîné immédiatement de vifs remous allant jusqu’à provoquer des émeutes dans plusieurs villes. Il faut dire que, adapté du médiocre roman The Clansman de Thomas F. Dixon Jr., Naissance d’une Nation raconte comment le Ku Klux Klan, après la guerre de Sécession, aurait rétabli l’ordre social et la paix civile par la mise sous tutelle des Noirs. L’impact du film est tel que le Ku Klux Klan, précédemment dissous, renaît de ses cendres et, les années suivantes, le nombre de lynchages connait de tristes records. Œuvre de propagande, son efficacité est servie par une mise en scène prodigieuse qui contribue à fixer pour des décennies la représentation des personnes noires dans l’imaginaire collectif américain. Loin de la figure pieuse et non violente de l’oncle Tom, héros du roman antiesclavagiste de Harriet Beecher Stowe La case de l’oncle Tom (1852), l’homme noir devient l’incarnation de la violence pour les Blancs et une menace vivante contre la pureté de toutes les femmes blanches, image qui a été sans cesse renouvelée jusqu’à nos jours.


En France, Naissance d’une Nation est présenté une première fois en 1916 mais ne reçoit pas de visa d’exploitation, ce qui met abruptement fin à sa distribution. Alors plongée dans la Première Guerre mondiale, un tel film n’aurait pu que mettre en péril la politique d’intégration des troupes coloniales (la « Force Noire ») dans l’armée française.


Lorsque le film ressort, il est précédé dans la presse par son aura de monument du cinéma naissant, et de la réputation désormais bien établie de son auteur, D.W. Griffith. Pourquoi alors sera-t-il interdit ? Plusieurs raisons expliquent la décision du gouvernement Poincaré. La première est la volonté de la France de s’écarter de la ségrégation américaine, alors qu’à Paris les incidents étaient nombreux entre les touristes américains et tous ceux qu’ils considéraient comme Noirs, qu’ils ne supportaient de voir sur les terrasses de café discuter avec des femmes blanches. L’interdiction répondait surtout à l’interpellation du député de La Réunion et médecin colonial George Boussenot qui, après avoir assisté à une séance de Naissance d’une Nation à la salle Marivaux, avait écrit au ministre de l’Intérieur Maurice Maunoury dans les termes suivants : « J’ai l’honneur de vous exposer les faits suivants : un grand établissement cinématographique des boulevards donne en ce moment (...) La Naissance d’une Nation, qui (...), constitue, dans sa second partie, une diatribe violente autant qu’injuste contre la race noire (...). C’est tout un peuple qui se trouve être ainsi, dans cette fin du film, offert sous un jour absolument ridicule et odieux. Que les Américains manifestent chez eux des sentiments négrophobes (...), c’est là leur affaire. Mais que ces sentiments trouvent leur expression (...) devant des Français, parmi lesquels il en est qui sont originaires de nos colonies, voilà qui n’est point tolérable et ne saurait être toléré sans commettre, à l’égard d’une race ayant donné plusieurs centaines de milliers de combattants à la France, un manquement des plus graves. »


D’après la presse, l’arrêté d’interdiction notifié par le préfet de police de Paris précisait que l’interdiction était motivée par « le caractère de ce film où les relations entre race blanche et race noire sont traitées d’une façon contraire aux idées du gouvernement français, formulées dans la réponse du président du Conseil à la lettre récente de M. Barthélémy, député » (Le Radical, 21 août 1923 ; la lettre en question était un courrier du député Georges Barthélémy qui, avec les députés de Guadeloupe Candace et du Sénégal Diagne s’était ému auprès du président du Conseil des comportements négrophobes de touristes américains à Paris).


La nouvelle de l’interdiction du film fut suffisamment commentée pour traverser l’Atlantique : le 1er septembre 1923, le quotidien africain-américain Chicago Defender salue la décision de Raymond Poincaré d’en interdire l’exploitation, alors que le Ku Klux Klan aux Etats-Unis est au faîte de sa résurgence aux Etats-Unis et que les mouvements des droits civiques ne peuvent qu’assister impuissants à ses démonstrations de force jusque dans la capitale, et aux lynchages à répétition auxquels il se livrait dans le Sud ségrégationniste.


L’interdiction du film fut de courte durée. Au début de l’année 1924, Naissance d’une Nation
ressortit dans une version censurée de ses passages les plus racistes, puis, à l’automne 1924, le film a enfin pu être exploité dans toute la France sans rencontrer la moindre opposition

Sur les ambiguïtés de l'antiracisme français de 
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