Orson Welles et John Brown 

  • Pour écouter In Behalf of his Despised Poor

En avril 1946, Orson Welles signe un contrat avec Decca Records pour la sortie de No Man Is an Island, un double 78-tours composé de textes ou de discours célébrant l’idéal démocratique et de solidarité entre les hommes. Lue par le réalisateur, cette courte sélection rend hommage à Périclès, Thomas Paine, Patrick Henry, Abraham Lincoln ou encore Lazare Carnot et Emile Zola. La présence d’un enregistrement de « In Behalf of his Despised Poor » (« En faveur des pauvres méprisés » [pauvre fait ici références aux esclaves, ndrl]), un texte de John Brown est plus surprenante. Dévoilant l’engagement politique de Welles, ce choix témoigne aussi de son intérêt pour l’histoire de l’esclavage. Abolitionniste passionné, John Brown (1800-1859) a été un pionnier tragique du combat pour l’émancipation des populations serviles du Sud des Etats-Unis.

Grandissant dans un milieu abolitionniste, Brown s’est en effet convaincu au fil des années que seule la lutte armée pourrait imposer l’abolition. Le 16 octobre 1859, il lance son assaut contre l’arsenal d’Harpers Ferry en Virginie, espérant armer des Noirs libres et des esclaves, afin de déclencher la bataille finale qui aurait raison de l’esclavage sur le sol étasunien. Mais sa tentative est arrêtée nette deux jours plus tard par les soldats de Robert E. Lee (le futur généralissime de la Confédération). Dix de ses camarades dont deux de ses fils sont tués. Lui est fusillé le 2 décembre 1859. Martyre de l’abolition, sa figure devient vite mythique : pour le Nord, il est un visionnaire, unlibérateur, un héros ; pour le Sud, c’est un fou furieux sanguinaire dont le nom doit être rayé de tous les livres d’histoire.

De sa voix chaude et grave, Orson Welles déclame le discours lucide d’un homme resté jusqu’au bout fidèle à ses idées. Le 2 décembre 1859, face à la Cour de Virginie à Charles Town (actuelle Virginie Occidentale), Brown rappelle qu’il s’est toujours engagé pour la libération des esclaves : « Maintenant, s'il est jugé nécessaire que je perde ma vie pour faire avancer la justice, et QUE JE MELE ENCORE MON SANG A CELUI DE MES ENFANTS, et à celui de millions de personnes dans ce pays esclavagiste, dont les droits ne sont pas respectés par des lois immorales, cruelles et injustes, je dis : Qu'il en soit ainsi !» L’audace d’Orson Welles est réelle en choisissant d’intégrer le texte de Brown, d’autant plus que celui-ci apparaît comme un homme lucide contredisant ainsi les accusations de folie dont il fut l’objet.

Le lien qui unit Welles à John Brown ne s’arrête pas là. A peine âgé de 17 ans, alors en dernière année à la Todd School for Boys à Woodstock (Ohio), Orson Welles se lie d’amitié avec Roger « Skipper » Hill, le directeur de l’école. Moderne dans sa vision de l’éducation, Skipper pousse les élèves à explorer leur passion. Le génie précoce de Welles trouverait son origine dans ce riche environnement qui lui a permis de s’essayer à la fois à la réalisation, à la mise en scène théâtrale et à la création radiophonique, trois pratiques qui participeront à sa célébrité. Désillusionné après avoir tenté sans succès d’intégrer des troupes d’acteurs à Dublin ou Londres, Welles revient à Woodstock au début de l’été 1931. Pour occuper son jeune protégé, Skipper lui suggère d’écrire une pièce de théâtre sur le personnage controversé de John Brown. En découlera Marching Song, première œuvre attribuée à Orson Welles.

Convaincus du potentiel de la pièce, Welles et Hill commencent à prospecter du côté de New York et le premier n’est jamais très loin de convaincre un metteur en scène ou un producteur d’investir dans Marching Song. Mais produire une telle pièce même à New York, c’est prendre une position politique difficilement acceptable, même pour Broadway pourtant réputé pour être un lieu ouvert aux idées progressistes. Sans grande surprise, la pièce, perçue comme un brûlot provocateur, est refusée par de nombreux théâtres. Dans une lettre à Skipper, Welles reconnait qu’il est « maintenant fermement convaincu que Marching Song, malgré ses mérites, ne sera jamais produit, du moins pas cette année » et il se décide à faire publier la pièce et d’y ajouter ses propres illustrations. Lorsque l’éditeur se rétracte, cette dernière déception pousse Welles et Skipper à abandonner tout projet autour de Marching Song, que ce soit sa publication ou sa production théâtrale. Ce n’est qu’en 1950 qu’Hascy Tarbox la mettra en scène pour le Woodstock Opera House.

Pour Welles, John Brown avait compris que seule la lutte armée pouvait mettre un terme à l’esclavage et qu’il était lucide sur les conséquences de ses actions. Un portait très éloigné de celui qu’Hollywood continue à dépeindre dans des films comme Santa Fe Trail de Michael Curtiz (Warner Bros., 1940) et Seven Angry Men de Charles Marquis Warren (Allied Artists Pictures, 1955).

La relation entre Orson Welles et la mémoire de l’esclavage ne s’est pas arrêtée là. Le 16 août 1946, dans le cadre des programmes radiophoniques estivaux de la Mercury Summer Theater of the Air, Welles consacre une émission à une révolte d’esclaves dans les Antilles. Racontée à la première personne, Abednego, the Slave surprend par sa radicalité et la volonté de Welles de rendre compte de la réalité de l’esclavage. Mêlant la grande histoire avec la fiction, Welles donne à entendre Toussaint Louverture, Henri Christophe et Napoléon Ier. Dans le prochain épisode de cette série estivale, nous reviendrons sur cette émission de radio qui surprend par sa radicalité à l’opposé de ce que propose au même moment le cinéma.

  • Pour une analyse de la représentation de John Brown dans la série Good Lord Bird
  • Pour se procurer Marching Song qui a depuis été éditée en anglais
  • La biographie de John Brown sur le site de la FME